Si la légende journalistique de Diego Maradona est tramée de son enfance au bidonville ou de ses sorties de route télégéniques, le détour par les sciences sociales permet de regarder comment Naples et le joueur argentin ont noué leur sort.
Diego Maradona est un problème de sciences sociales. Pas tant parce qu’il n’y aurait au fond pas grand chose à dire de l’Argentin décédé d’une crise cardiaque le 25 novembre 2020 à l’âge de 60 ans. Au contraire : ce joueur à la longue traîne, grand sur le terrain, et immense aussi partout ailleurs, incarne parfaitement une notion que, dans les livres, on appelle “fait social total”. En bref, Maradona est un sujet sur lequel porter le regard nous éclaire non seulement sur lui, sa trajectoire et ses tempêtes, mais aussi sur tout un tas d’institutions dans les filaments desquels le joueur fut enchâssé. Il nous parle au fond de la façon dont les choses tournent du côté de la religion, de la géopolitique, de l’économie et de la finance, de la justice et de la famille ou… du sport.
Même s’il est souvent sacrément snob, et de surcroît pas toujours bien ajusté du point de vue de la définition, de se mettre à parler de “fait social total” à tout bout de champ sitôt qu’il faudrait anoblir une question, Maradona est bien un objet passionnant qui se regarde avec des lunettes panoramiques - et en 3D. Il suffit pour s’en convaincre de plonger dans son histoire en prenant par exemple les pages que Mickaël Correia consacrait à Diego Armando Maradona dans son Histoire populaire du football. Son livre, paru en 2018, nous plongeait dans le football depuis sa dimension éminemment sociale, culturelle, et politique - c’est-à-dire, une culture, au sens épais du mot. Des débuts du gamin du bidonville, né en 1960 dans l’hémisphère sud, qui avait appris à jouer sur les sol bosselés de terrains vagues de Buenos Aires entre des poteaux en bambou, avant de passer professionnel à 15 ans et de se retrouver en sélection nationale à 16 ans, Mickaël Correia (que vous pouvez réécouter sur France Culture, le 30 août 2018, dans Le Temps du débat) écrivait par exemple ceci :
À la fois inventif et imprévisible, le jeu typiquement criollo de Diego Maradona fait rapidement du jeune virtuose une pure incarnation footballistique de l’Argentine. De même, ses origines modestes, sa petite taille – il mesure à peine 1,66 mètre – ainsi que sa fougue sur les terrains sont interprétées par les supporters comme des traits distinctifs du pibe, une figure culturelle populaire argentine qui se réfère à l’enfant élevé dans la rue, bien loin de toute convention sociale.
Une histoire criollo
Ce jeu criollo, qui signifie littéralement “créole” et embarque les rapports Nord-Sud dans le sillage d’une façon de jouer nerveuse et inventive, raconte en fait l’appropriation par l’Argentine d’un sport importé par les Britanniques dans le dernier quart du XIXe siècle. Qui se reconfigurera ensuite du côté des quartiers populaires à partir des années 1910, notamment à la faveur des vagues d’immigration venues d’Italie ou d’Espagne. Chez Maradona, ce jeu criollo a souvent été présenté comme l'expression croisée d’une sorte de génie créatif, et d’un côté “mauvais garçon” qui fera couler beaucoup d’encre jusqu’à sa mort. Même si l’expression, surannée, détonne un peu avec les goûts et les coups de mou de celui qu’on appellera vite le “Pibe de Oro” - moitié gamin des rues, moitié gamin en or.
Une fois le joueur argentin passé au rang d'icône, cette représentation d’un jeu suffisamment créolisé pour embarquer tout un tas de représentations du voyou génial, agile et dur sur l’homme, aussi roublard sur le terrain que résistant aux affres d’une vie où il ne partait pas gagnant, a fossilisé. Or elle pourrait bien charrier aussi ce réflexe un peu mécanique que pointaient Stéphane Beaud et Frédéric Rasera dans leur "Repère" Sociologie du football paru en 2020 :
Les biographies de grands joueurs font mécaniquement état de ces parties endiablées de l’enfance qui sont souvent présentées comme le lieu de l’acquisition précoce de dispositions particulières mais surtout d’une habileté technique hors pair qui serait au principe de l’excellence sportive du champion.
A lire les deux sociologues, la légende médiatique du "Fils du potrero", au geste réputé nourri d’asphalte et de recoins insalubres, n’échapperait guère à l’écueil. Au-delà des formules toutes faites et des raccourcis biographiques qui puisent un peu paresseusement dans l’idée de résilience, l’itinéraire de la légende de Maradona reste intéressant à regarder, depuis ses premières foulées sur la pelouse du stade San Paolo où il débarque en 1984 jusqu’à cette authentique fascination dont il fait encore l’objet dans les rues de Naples. Ce lien à la ville est d’une longévité exceptionnelle alors que l'on vient d'apprendre que le stade serait rebaptisé Diego Maradona.
A son arrivée au SSC Napoli, à 23 ans, le joueur a bien pu nouer avec cette ville quelque chose de bien plus vaste que des moments de football ou des cocardes au palmarès. Mais quelque chose de si dense et de tellement important que c’est aussi à hauteur de gazon, et du bout des crampons (ou de la main) que ça s’est passé : la reconquête d’une fierté populaire. Les travaux de sciences sociales qui évoquent Maradona (une vingtaine d’articles en tout, mais un seul qui lui soit strictement consacré, publié par Vittorio Dini dans Actes de la recherche en sciences sociales, en 1994) ne s’y plongent pas forcément explicitement. Malgré l’anoblissement du football qui a désormais droit de cité parmi les objets étudiés en sociologie ou en anthropologie, il ne semble pas non plus qu’il y ait eu, en France, de doctorat consacré à Diego Maradona (même si ça serait super et qu’on imagine déjà quel jury de thèse pourrait s’en régaler). Pourtant, c’est bien à partir de ce qui a été publié, et qui mobilise le symbole de Diego Maradona ou l’usage qu’on a pu en faire, de la scène électorale argentine jusque dans les couloirs du ministère de la Justice italien, qu’on peut essayer de regarder cette fierté-là en tentant d’esquiver quelques clichés.
Le rapport à la norme plutôt que la misère à la racine
Quand on plonge dans ce qu’ont pu dire des chercheurs et des chercheuses sur Maradona depuis les sciences humaines et sociales, il est frappant de voir qu’on découvre deux grands axes principaux au travers desquels on a regardé “Pelusa”. La triche d’abord, le culte ensuite (sans que ce soit exhaustif). A l'inverse, son enfance dans les bidonvilles, qui a été massivement racontée par les journalistes par exemple et sur laquelle il revenait lui-même, n’est pas vraiment un vaste objet d'étude sociologique.
Les évocations académiques les plus nombreuses envisagent la façon dont Diego Maradona pouvait se positionner vis-à-vis des normes. Du point de vue des médias, la triche à la sauce Maradona restera pour la postérité cet instant iconique de 1986, et “la main de Dieu”. C’est d’ailleurs avec cette expression tordue dans un sens étrangement providentiel que l’Elysée entamait sa notice nécrologique pour le héros des albums Panini qui avait marqué de la main gauche face à l'Angleterre un jour de quart-de-finale face en Coupe du monde (qu'on vous ressert un petit coup au passage) :
Mais du point de vue des sciences sociales, la triche c’est non seulement le rapport à la règle de Maradona… mais aussi de quoi ces règles peuvent bien être faites et par qui, et ce que ça nous dit d’une société. Or il est frappant de voir combien ses petites et ses grandes transgressions ont plutôt contribué à raffermir sa popularité. C’est pour ça qu’en tant que fait social, le Maradona du but de la main face à l’Angleterre en 1986 nous dit sans doute plus de choses sur Naples vis-à-vis du pouvoir central, à Rome, que sur une hypothétique culture de la gruge des “garçons des rues” de Buenos Aires. C'est sans doute aussi pour ça que son éviction après avoir été contrôlé positif à la cocaïne en 1991 à l'issue d'un match nous renseigne au moins autant sur le rapport à l’illégalisme des Napolitains que sur les frasques d’un joueur dont l’usage de drogue finira en feuilleton télé mondialisé lorsqu’il sera pris en flagrant délit, en 1992.
C’est davantage de dopage d’abord, et de drogues ensuite, qu’il est question quand on fouille dans les recherches académiques. Loin d’une explication essentialisante qui continue de voyager dans les médias où on lit parfois qu’une vie à la dure, le bidonville et des codes interlopes auraient fécondé un côté crapule chez Maradona, les chercheurs regardent plutôt :
- La place de l’arbitre et la fonction de l’arbitrage (car la “main de Dieu” en 1986, c’est d’abord l’histoire d’un but homologué)
- La puissance du secret de Polichinelle et le poids du “pas vu pas pris” alors que Johnny Halliday avait par exemple confié sur Canal faire changer son sang deux fois par an dans la même clinique italienne que “son ami Zidane”... qui tenait l’adresse de Diego Maradona
- Les règles anti-dopage, et leur usage : dans la revue Mouvements, le médecin spécialiste de dopage Jean-Pierre de Mondernard expliquait par exemple en 1994 dans un entretien à Noé Le Blanc que l’usage veut plutôt que le club ou l’équipe dont un joueur aurait été testé positif écope d’une amende, “alors que le règlement stipule que la sanction peut aller «de l’exclusion du joueur fautif au match perdu par son équipe»”. Précision : “Cette éventualité avait été «envisagée» par la FIFA après le contrôle positif à l’éphédrine de Diego Maradona lors du match Argentine-Nigéria en 1994 comptant pour le premier tour de la Coupe du monde aux États-Unis. Le point 4 du texte officiel de la FIFA annonçant l’exclusion de Maradona du mondial stipulait : «En accord avec les principes établis par la FIFA et ses règlements pour les affaires de cette nature, si un joueur seulement d’une équipe est reconnu coupable de violation des règlements, cela n’a pas d’influence sur le résultat du match concerné»."
Le porte-étendard, ses balafres et son salto
Une fois Maradona contrôlé positif à la cocaïne en 1991, et suspendu dans la foulée, c’est en fait du côté de l’analyse d’une politique de la disqualification, et de son échec, que l’approche sociologique du footballeur est la plus stimulante. On découvre en effet qu’à 30 ans, Maradona sera souvent montré du doigt depuis Rome. Mais qu’à mesure qu’il sera hissé en contre-exemple au Nord, pour dénoncer son usage de drogue, ses coups de gueule et les insultes qui pleuvent sur le terrain, la respectabilité de l’Argentin aura plutôt tendance à renchérir dans les rues de Naples. Sur fond de relégation par les pouvoirs publics et de misère, sa ville d’adoption le consacrera d’autant plus qu’il sera stigmatisé. Non seulement parce que les discours normatifs ont finalement peu de prise dans des quartiers où le sentiment de laissés-pour-compte est monnaie courante et la mafia, puissante à produire une contre-échelle de valeurs. Mais aussi parce qu’être celui qu’on montre du doigt, depuis le confort réputé de l’Italie du Nord, a de la valeur aux yeux des quartiers populaires napolitains qui font de Maradona leur porte-étendard idéal : génial et imparfait.
On comprend en lisant certaines notes de bas de page de Dini dans Actes de la recherche que cette greffe-là a en somme été possible parce que les écarts et les passages à l’acte d’un héros de la trempe de Maradona ne dépareillaient pas vraiment avec l’idée que la ville du Sud pouvait se faire de sa propre transgression. C’est donc à un symbole en 3D, qui se lit depuis le fond de sa légende mais aussi la représentation que la ville peut se faire de lui, et d’elle-même, qu’on accède en regardant de près la réaction des Napolitains et des Napolitaines à la médiatisation des sorties de route de l’Argentin.
Ainsi, malgré de nombreuses tentatives, la fabrication du contre-exemple pédagogique ne marchera jamais. Loin de perdre de la valeur sur le marché des honneurs, Maradona n’aura pas réellement déchu comme le montre Dini en évoquant cette jeune Napolitaine interviewée au printemps 1991 par un journaliste interloqué :
Il a vraiment eu raison de faire tout ce qu'il a fait, de se droguer, de baiser, de se divertir. De s'en foutre de tout et de tous. Quelle chance il avait de pouvoir le faire !
Respectabilité et honneur viril
Dans les récits qui ont pu circuler sur ce lien qui unissait Maradona à Naples, “capitale des mauvais garçons” au pays des clichés, ce côté voyou a largement été monté en épingle. Mais, en déplaçant le regard sur ce tango d’une ville et de son éternel héros, on peut aussi se demander si le joueur mythique n’a pas plutôt donné une respectabilité à cette ville, en lui prêtant ses traits. C’est-à-dire un visage au teint mat, des cheveux à la coupe aléatoire, une silhouette un peu râblée, mais aussi une agilité qui pourrait bien aller jusqu’à se jouer des injonctions et des rappels à la loi. Au fond, l’idée d’une figure non seulement prolétarienne et affranchie, mais aussi dure au mal, à l’image de la ville : avec la vénération de Maradona, c’est un jeu rugueux et un héros footballistique qui prend des coups qu’on a encensé, scellant au passage quelque chose du côté de la virilité désirable (malgré son gabarit d'1,66 mètre).
Par ses succès sous les couleurs azzura, Diego Maradona n’a pas seulement offert à Naples des victoires footballistiques importantes (et attendues, près de sept décennies après la création du championnat). Lui que le président argentin Menem avait aussi cherché à mettre dans son escarcelle géopolitique comme le rappellent Lucie Hémeury ou Paul Dietschy, a en fait fonctionné comme un indice de valeur. Et on mesure que depuis cette place symbolique inouïe, son prix a renchéri à mesure que la star était épinglée, montrée du doigt. Et que c'est pour ça que sa légende a pu survivre, sans croupir, même une fois la légende ratatinée à hauteur d’un nouveau riche hors jeu, à la fois parvenu et défait.
Plus peut-être que le culte maradonien et cette Eglise a priori loufoque dont Jean-Marie Husser nous apprenait en 2017 dans un ouvrage d’histoire des religions qu’elle comptait tout de même 180 000 fidèles en 1998, et au-delà même du cousinage d’oreille entre “Maradona”, “Madona” et “Maronna” (la Vierge Marie en napolitain), c’est peut-être de ce côté-là qu’on peut regarder la part de mystique qui affleure dans le lien d’une ville à son grand homme qui n’a rien du Messie ou du gendre idéal. En se demandant par exemple comment ce profil a-t-il pu se retrouver à la jointure entre un besoin de symbole, et quelque chose comme une fierté réhabilitée. Et pourquoi l’histoire de cette ville a rendu possible l’éclosion d’un phénomène d’une telle dimension mythique. Toute la vigueur de ce stigmate qui se retourne en un puissant salto se mesure encore mieux si l’on a en tête qu’en fin de compte, le séjour de Diego Maradona à Naples n’aura pas duré plus de sept ans.
Le Fil CultureUne sélection de l'actualité culturelle et des idées Voir toute la sélection