A peine élu et alors que son intronisation à la Maison Blanche n'aura lieu que le 20 janvier prochain, de nombreux observateurs de la vie politique américaine jouent les Cassandre en prédisant à Joe Biden "une présidence en enfer". Explications.
Pourquoi tant de pessimisme parmi des observateurs aussi qualifiés de la vie politique américaine ? Tout d'abord parce la transition entre les deux administrations s'annonce chaotique. Ensuite parce que l'échec de Trump ne signifie pas la fin du populisme : les conditions qui en avaient permis l'émergence sont toujours là.
Une transition semée d'embûches
Donald Trump, "canard boiteux", selon l'expression américaine consacrée, refuse de reconnaître le verdict des urnes. Il a interdit à ses équipes de coopérer de quelque manière que ce soit avec celles de Joe Biden. Les tableaux de bord lui étant dissimulés, il est compliqué à l’impétrant de se préparer à prendre le contrôle de l’appareil administratif afin de changer la direction du pays… En réalité, les Etats-Unis vivent une absence du pouvoir qui menace sérieusement leur sécurité, comme l'écrivent Ivo Daalder et James Lindsay dans Foreign Affairs.
Ensuite, la chute de Trump ne signifie pas la fin du populisme. Ni aux Etats-Unis, ni dans le monde démocratique. Comme l’écrit l'économiste Daron Acemoglu, les conditions qui ont permis l’émergence d’un personnage aussi improbable, n’ayant jamais exercé la moindre responsabilité politique et doté d’une réputation personnelle sulfureuse, comme candidat républicain à la primaire, ces conditions sont toujours là.
En réalité, le parti républicain avait opéré une partie de sa mue vers le populisme avant que Trump ne s’en empare. A présent, du fait de l’empreinte laissée par le président sortant sur le Grand Old Party, il est majoritairement acquis à la démagogie.
Du coup, la polarisation excessive, la méfiance et l’intolérance réciproques des "deux Amériques" n’ont pas disparu. Au contraire, la campagne électorale les a exacerbées. Ce sont, écrit Larry Diamond, les signes habituels du "déclin des démocraties". Car cette incapacité à coopérer et à forger des compromis affaiblit les Etats. Elle les fragilise, face à des adversaires régis par des équipes monolithiques, disposant de pouvoirs dictatoriaux, comme la Chine.
Inégalités, défiance, complotisme : une société profondément polarisée
Aux Etats-Unis, les inégalités de revenus entre personnes hautement qualifiées et non qualifiées explosent ; de même que la répartition de la plus-value entre actionnaires et salariés. Cela provoque colère et frustration. Partout dans le monde, la méfiance envers les élites, la compétence et les institutions persiste.
Le complotisme, exacerbé par des puissances étrangères via les réseaux sociaux, fait des ravages dans les cerveaux. Les uns accusent les gouvernements de priver les peuples de leurs libertés traditionnelles, en surestimant l’ampleur de l’épidémie. D’autres, parfois les mêmes, les accusent de dissimuler l’ampleur réelle de l’épidémie. L’avenir dira peut-être quel rôle ont joué certaines "usines à trolls" dans la fabrication de ces rumeurs déstabilisantes pour les démocraties occidentales.
Biden : une victoire sur le fil
Mais, comme le souligne notamment Dani Rodrik, professeur de politique économique internationale à l'université d'Harvard, ce qui fragilise le plus Joe Biden, c’est l’étroitesse surprenante de sa victoire.
Certes, Biden l’emporte nettement en nombre de suffrages populaires (77 304 000) sur Trump (72 162 000). Mais, à la grande surprise des sondeurs, ce dernier a nettement amélioré son score personnel (9 millions de voix supplémentaires). En outre, les Démocrates ont perdu des sièges à la Chambre des représentants et on ne sait toujours pas s’ils sont parvenus à renverser la courte majorité dont les Républicains disposaient au Sénat (à l’heure actuelle, il y a 50 Républicains contre 48 Démocrates, on attend toujours les résultats de la Géorgie…). La plupart des experts s’attendaient à une défaite beaucoup plus nette de Trump, en raison de la manière chaotique et désastreuse dont il a notamment géré la crise du COVID.
Beaucoup de ceux qui ont voté pour Trump ont considéré le soutien donné par les Démocrates cette année aux manifestations policières comme un cautionnement de la violence, un affront généralisé contre leur nation, qualifiée de "raciste". (…) Des Démocrates ont eu tendance à faire preuve de démagogie morale.
Dani Rodrik, économiste, Project Syndicate
En effet, si Biden a pris ses distances envers les émeutes qui se sont servies de l’assassinat de George Floyd comme prétexte, certains élus démocrates les ont excusées, exaspérant et radicalisant des électeurs indécis.
C’est pourquoi une bataille sourde agite les rangs du Parti démocrate. Les uns jugent que l’aile gauche du parti a agité des chiffons rouges sous le nez des électeurs modérés et en a fait fuir un certain nombre. Mais, sur l’autre bord, d’autres estiment que Biden aurait fait un meilleur score s’il avait présenté un programme social ambitieux, alors qu’il a surtout misé sur le rejet de ce que représente Trump chez un très grand nombre d’Américains.
Reconquérir le vote des "cols bleus", le défi des Démocrates
Et Rodrik de poser la question à 10 000 dollars ? "Que doivent donc faire les partis de centre-gauche pour reconquérir leurs anciens électeurs ?"
La gauche manque encore aujourd’hui d’une réponse convaincante à la question brûlante de notre époque : où aller chercher des emplois de qualité ?
Dani Rodrik, économiste, Project Syndicate
La réponse du célèbre économiste est la même qu'il y a quatre ans : renouer avec la base ouvrière traditionnelle de l'électorat des partis de centre-gauche ; cesser de voir le monde à travers les yeux de leurs seuls électeurs des grands centres urbains, ces "élites métropolitaines instruites", pour qui la mondialisation est source d’opportunités. Pour l’autre Amérique, elle continue à se traduire par une dégradation de leurs statuts et de leurs revenus. A cela, Trump n’a pas changé grand-chose, malgré ses promesses de 2016...
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