Si on vous dit “Tetris”, une certaine musique vous vient en tête ? Issu du jeu vidéo, ce "ver d'oreille" est abondamment repris, même au cinéma. Mais saviez-vous que cette bande-son addictive était adaptée d’un air romantique russe ? Un hommage à l’ingénieur soviétique qui a conçu ce jeu en 1984.
C'est une petite musique entêtante que vous avez certainement entendue une fois dans votre vie : le thème du jeu vidéo Tetris. Mais savez-vous d'où vient cet air culte ? Quelques notes reconnaissables entre mille pour rendre hommage à son créateur, un ingénieur soviétique.
Un ingénieur soviétique inspiré
Daniel Ichbiah, journaliste spécialiste des jeux vidéo, auteur de L’incroyable histoire du créateur de Tetris (Pix’n Love, 2016) : “Tetris a été créé par un ingénieur russe, Alekseï Pajitnov, un mathématicien de l’Académie des sciences de Moscou. Il passait son temps à faire des jeux vidéo, c’était son hobby, d’écrire des jeux vidéo, principalement des jeux de puzzle. Un jour, il est allé dans une boutique et il a acheté une boîte de pentaminos, comme des dominos mais à cinq faces. Il s’est dit : 'Ce serait marrant de créer un jeu à partir de ça'.”
“Tetris” est une contraction du mot “tetra”, le chiffre quatre en grec, et “tennis”, le sport préféré de son créateur. Le principe du jeu est simple : faire pivoter des blocs qui tombent afin de les emboîter en lignes pour les faire disparaître.
Le jeu se répand comme une traînée de poudre à Moscou. Daniel Ichbiah : “C’est un jeu qui est très très simple. Il y avait toujours un magazine qui vous proposait de programmer un Tetris. Ce qui fait qu’il y a eu une version de Tetris officielle mais des millions de versions secondaires qui étaient plus ou moins sophistiquées.”
Un entrepreneur britannique intéressé
La première version de Tetris sort sans son. En quelques mois, le jeu dépasse les frontières de l’URSS et intéresse un entrepreneur britannique, Robert Stein.
Daniel Ichbiah : “Robert Stein envoie un fax à l’Académie des sciences en disant : 'Je voudrais récupérer les droits de Tetris, est-ce que c’est possible?'. Il reçoit une réponse de Pajitnov et de son boss qui dit : "Pourquoi pas, parlons-en'. Mais lui, à partir de ce simple fax, il prend ça pour argent comptant.” Robert Stein commence à commercialiser Tetris en Occident sans prévenir l'État soviétique.
En 1985, avec l’élection de Mikhaïl Gorbatchev, débute la “perestroïka”, la “reconstruction”. Une période de libéralisation de l’économie de l’URSS. Les produits soviétiques deviennent un marché exotique et Tetris en est l’incarnation. Daniel Ichbiah : “Gorbatchev, quand il est arrivé aux Etats-Unis, il a séduit l'Amérique. Quand Tetris doit sortir aux Etats-Unis, c’est de bon ton de le sortir comme un jeu russe.”
Un air folklorique
En 1987, l’éditeur de jeu vidéo Spectrum HoloByte sort une version intitulée : “Tetris : The Soviet Challenge”. Packaging rouge, décors soviétiques et musiques folkloriques, dont Korobeïniki. Il s'agit d'un thème populaire russe issu d’un poème écrit en 1861 par Nikolaï Nekrassov. Le poème raconte une négociation sur fond de séduction entre un colporteur et une jeune femme dans la Russie pré-révolutionnaire. Connue pour son tempo progressif, la musique devient vite un monument du folklore russe ainsi qu’une belle invitation à la danse.
Daniel Ichbiah : “Souvent dans les morceaux russes, ils font un tempo bas, puis ils accélèrent progressivement. Le principe des premiers jeux vidéo à la Space Invaders ou Pac-Man, c’est que ça commençait doucement et ça devenait de plus en plus compliqué et de plus en plus frénétique. Avec les modules sonores des premières consoles c’était assez rapide, donc on pouvait accélérer la musique et rendre cet effet, que ça devient de plus en plus stressant.”
Un négociateur Nintendo offensif
Les premières consoles arrivent et Tetris suscite l’intérêt des géants du jeu vidéo : Atari et Nintendo. L’URSS demande des comptes à Robert Stein et récupère les droits de Tetris sur console. Daniel Ichbiah : “Nintendo dépêche son émissaire, qui s'appelle Henk Rogers, qui est un drôle de personnage, un Hawaïen qui vit au Japon, qui a toujours des bottes de cow-boy. Henk Rogers débarque un jour à Moscou et il y a une scène surréaliste. Il monte dans le bureau du négociateur russe, il sort de sa valise et lui montre une console NES et puis une cartouche de Tetris. Et les types, ils n'ont jamais vu ça de leur vie. Ils verraient un vaisseau extraterrestre, ce serait pareil.”
L’éditeur japonais remporte la mise. En 1989, Nintendo lance Tetris avec sa nouvelle console : la Game Boy. Avec plus de 35 millions de cartouches vendues dans le monde, Tetris est le plus gros succès de la Game Boy. Aujourd’hui, il est le quatrième jeu le plus vendu de l’histoire. Daniel Ichbiah : “La Game Boy est sortie, ils voulaient mettre un jeu Mario en standard, mais Henk Rogers a plaidé pour le fait de mettre un Tetris parce qu’il a dit : 'Tetris, c'est le jeu universel'. Tetris avait déjà eu énormément de succès sur les versions ordinateur et, par la force des choses, Tetris c'était le jeu idéal pour imposer la Game Boy partout. Il y a eu une phrase célèbre, je crois que c’est Henk Rogers qui l’a dite : 'Tetris a fait la Game Boy et la Game Boy a fait Tetris.'" Les années passent, les versions de Tetris s’enchaînent et le refrain varie légèrement, s'adaptant aux tendances musicales du moment.
Tetris est un peu comme une chanson que vous chanteriez dans votre tête sans que ça semble pouvoir s’arrêter. Alekseï Pajitnov, créateur du jeu
Tetris a même sa maladie, “l’effet Tetris” : lorsque des joueurs continuent de voir des pièces tomber après avoir joué. Aujourd’hui, si les Game Boy sont au placard, Tetris continue de marquer la mémoire collective. De quoi offrir une retraite en or à son créateur qui n’a pourtant commencé à toucher des droits d’auteur qu’en 1996.
À lire :
L’incroyable histoire du créateur de Tetris, de Daniel Ichbiah (Pix’n Love, 2016).
Bibliographie
Art et jeux vidéoJean ZeidPalette, 2018
Mythologie des jeux vidéoLaurent Trémel et Tony FortinLe Cavalier bleu, 2009