La forme poétique, en particulier l'absence de ponctuation... C'est parfois reproché à Aragon, mais il le revendique en faisant ainsi du vers libre la base de son processus créatif.
Au micro de Francis Crémieux, Louis Aragon répond aux critiques qui ont pu lui être faites à propos du Fou d'Elsa. La critique lui a ainsi reproché l'absence de ponctuation dans une poésie pourtant en prose, ou encore, l'irrégularité de ses vers. L'écrivain défend ce choix de liberté de l'écriture en convoquant dans un premier temps l'histoire.
D'abord, la ponctuation n'a pas toujours existé. Au Moyen Âge français, on ne la trouve pas dans les vers. Ni le latin, ni le grec, ni l'arabe ne la connaissent, ou la connaissent tardivement et partiellement. La ponctuation est apparue seulement avec l'imprimerie, c'est-à-dire quand il s'est agi d'être lu par un grand nombre de lecteurs. Et elle est didactiquement employée pour ceux qui ne seraient pas capables de lire sans elle.
L'écrivain poursuit son propos en expliquant pour quelles raison la ponctuation a disparu des vers :
Qu'est-ce ce que le vers ? C'est une discipline de la respiration dans la parole. Elle établit l'unité de respiration qui est le vers. La ponctuation la brise, autorise la lecture sur la phrase et non sur la coupure du vers. La coupure artificielle, poétique de la phrase, dans le vers. Ainsi, le vers compté et rimé est anéanti par le lecteur qui ne s'arrête pas au bout de la ligne, ne fait pas sonner la rime, ni en général les éléments de la structure du vers, assonance en intérieur, sonorités répétées, etc. La suppression de la ponctuation a d'abord été établie par Mallarmé, puis plus complètement par Apollinaire.
Pour Aragon, l'absence de ponctuation enrichit son écriture. À son sens, elle lui permet de créer, mais aussi de pouvoir exprimer davantage de choses. Une phrase pouvant se lire de deux façons, la ponctuation le forcerait à choisir entre les deux sens et en cela, appauvrirait la phrase. Ce refus du choix, c'est pour lui son "équivoque". Afin d'illustrer son propos, l'écrivain se réfère finalement au Britannique Lewis Caroll, auteur d'Alice au pays des merveilles, et la construction si particulière qu'il fait des mots.
Lewis Carroll et l'invention qu'il a faite des mots que l'on appelle mot porte-manteau ou mot valise. Dans la préface de "La Chasse au Snark", que j'ai traduit il y a de cela quarante ans, il parle de ces mots qui sont, comme il dit, du système de "Humpty Dumpty", deux significations accrochées à un mot comme à un porte-manteau. "Ainsi, disait-il, prenez les deux mots "fumants" et "furieux". Figurez-vous que vous allez prononcer les deux mots, mais laisser dans le vague celui que vous dirait le premier. Bon. Ouvrez la bouche et parlez. Si vous pensez incliner si peu que ce soit du côté de fumant, vous direz fumant-furieux. Si elle tourne, ne fut-ce que de l'épaisseur d'un cheveu du côté de furieux, vous direz, furieux-fumant. Mais si, ce qui est plus rare, vous avez l'esprit parfaitement équilibré, vous direz fumieux."